MÉMOIRES DE SARAH BERNHARDT
Une leçon de courage

Sarah Bernhardt

Malgré ma belle humeur et mon mépris des racontars, je devenais agacée. L'injustice m'a toujours profondément révoltée. Et l'injustice s'en donnait à cœur joie. Je ne pouvais rien faire qui ne fût contrôlé de suite, blâmé. Un jour que je me plaignais à Madeleine Brohan, que j'aimais infiniment, l'adorable artiste me prit la tête et, me regardant dans les yeux:

«Ma pauvre chérie, tu ne peux rien y faire; tu es originale sans le vouloir, tu as une effroyable crinière rebelle et frisée par la nature, ta sveltesse est exagérée, tu possèdes dans ton gosier une harpe naturelle: tout cela fait de toi un être à part, ce qui est un crime de lèse-banalité. Voilà pour ton physique.

Tu ne peux cacher ta pensée, tu ne peux courber l'échine, tu n'acceptes aucune compromission, tu ne te soumets à aucune hypocrisie: ce qui est un crime de lèse-société. Voilà pour ton moral.

Comment veux-tu, dans ces conditions, ne pas éveiller la jalousie, froisser les susceptibilités, exciter les rancunes ? Si tu te désespères de ces attaques, tu es perdue, car tu seras sans forces pour lutter. En ce cas, je te conseille de brosser tes cheveux, de les enduire d'huile, enfin de les rendre aussi plats que ceux du Corse, et encore, non: car lui, Napoléon, les avait si plats que c'en était original ! Tiens, plats comme ceux de Prudhon, tu ne risqueras rien (Prudhon est un artiste du Théâtre-Français). Je te conseille, continua-t-elle, d'engraisser un peu et de te faire quelques trous dans la voix. Alors, tu ne gêneras personne.

Mais si tu veux rester toi, ma chérie, prépare-toi à monter sur un petit piédestal construit de calomnies, de potins, d'injustices, d'adulations, de flatteries, de mensonges et de vérités. Seulement, quand tu seras dessus, tiens-toi bien, et cimente-le par ton talent, ton travail et ta bonté. Alors tous les méchants qui, sans le vouloir, ont apporté les premiers matériaux de l'édifice, enverront des coups de pied dedans, pour le démolir.

Mais, si tu le veux, ils seront impuissants, et c'est ce que je te souhaite, ma chère Sarah, car tu as la soif ambitieuse de la Gloire. Moi, je ne comprends rien à cela, je n'aime que l'ombre et le repos.»

Madeleine Brohan
Madeleine Brohan

Je la regardai avec envie. Elle était si belle avec ses yeux mouillés, sa figure aux lignes pures et reposées, son sourire las. Je me demandai, anxieuse, si le bonheur n'était pas dans ce calme, dans ce dédain de toutes choses. Je l'interrogeai doucement pour savoir: elle me dit que le Théâtre l'ennuyait, qu'elle y avait eu tant de déboires. Son mariage ? Elle en frissonnait encore de déplaisir. Sa maternité ne lui donnait que des chagrins. L'amour l'avait laissée le cœur broyé, le corps désemparé. Ses beaux yeux menaçaient d'éteindre leur lumière. Ses jambes étaient enflées et ne la portaient qu'à regret. Elle me dit tout cela, de ce même ton calme, un peu lassé.

Ce qui m'avait charmé tout à l'heure me glaçait maintenant, car sa haine du mouvement venait de l'impuissance de ses yeux, de ses jambes; et son amour de l'ombre n'était que l'apaisement nécessaire aux blessures de sa vie déjà vécue.

L'amour de vivre me reprit plus violent que jamais. Je remerciai ma belle amie et profitai de ses conseils; car, à partir de ce jour, je m'armai pour la lutte, aimant mieux mourir en plein combat que m'éteindre dans les regrets d'une vie manquée. Je ne voulais plus pleurer des turpitudes débitées contre moi. Je ne voulus plus souffrir des injustices. Je pris le parti de me défendre. L'occasion ne se fit pas attendre.

Ma double Vie (Mémoires T2) p. 142-143

 
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